toujours

Quelque défiance que nous ayons de la sincérité de ceux qui nous parlent, nous croyons toujours qu’ils nous disent plus vrai qu’aux autres.

François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 77.

David Farreny, 22 oct. 2004
figurants

Je reste seul, roi de carton de ce peuple aux hanches étroites, drapées serré dans leur sarong, qui parcourt mes rues à petits pas comptés, d’énormes fruits cuirassés en équilibre sur la tête. Anciens figurants ? machinistes ? La grève doit durer depuis si longtemps qu’on en a perdu la mémoire. Mon balcon s’égoutte ; je rêve. C’est juste un peu d’Europe et de jeunesse qui passent.

Ne compter en tout cas plus sur moi pour vous fournir un scénario. Tout ce qu’on introduit dans ce décor s’y dégrade à une allure alarmante. Une fermentation continuelle décompose les formes pour en fabriquer d’autres encore plus fugaces et compliquées, et les idées connaissent forcément le même sort. Comment tenir son cap à travers ces métamorphoses ?

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 99.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
proclamer

je me hurle sous les racines au fond des éviers je me fléchette au plus sombre des cuisines je me démembre dans les ruelles d’Arles ou de Toulouse je me suicide aux vents de l’Atlantique je me tue la peau malade au sel des Saintes-Maries. Je n’ai plus de bouche et j’essaie de proclamer.

André Laude, « Testament de Ravachol », Œuvre poétique, La Différence, p. 223.

David Farreny, 30 déc. 2008
modulations

Aller un peu mieux, un peu moins bien, ce ne sont que les modulations d’une universelle condition, qui consiste à être, et dont on ne sait pas quoi dire d’autre. Je suis, voilà ce que tu entendais ta mère déclarer au téléphone, je suis, avec incertitude, hésitation, parce qu’on n’en est jamais tout à fait certain. Que répondre à cela ? Et puis, tu ne le sais pas encore tout à fait, mais cela viendra, on le sait en toi, et pour toi, il n’y a rien à dire de ce qui est.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 303.

David Farreny, 2 déc. 2009
suffisantes

Au fond, je n’ai pas besoin de pensée, sauf à des fins disons morales ou d’orientation. La sensation, l’émotion, la mémoire et la langue me sont largement suffisantes dans leur mouvement continu de reprise/renouvellement.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 41.

Cécile Carret, 4 mars 2010
couver

Et là, on ne m’empêchera pas de m’élever avec force contre la légèreté de cette dame, consciente ou non de son état intéressant – ô combien intéressant ! enfin quelque chose d’intéressant en ce monde, et qui intéressait l’humanité entière –, cette dame qui n’hésita pas à enfourcher une cavale fougueuse quand il s’agissait plutôt de garder précautionneusement la chambre en décrivant avec le doigt des cercles doux autour de son nombril et de se faire seconder par une matrone bâtie comme une tour pour porter sa tisane à ses lèvres ! Il s’agissait de couver Dino Egger – tout de même ! – et pour cela de se couvrir de plumes. Que lui eût-il coûté ? Quelques semaines au calme avec des livres (traités de physique et d’anatomie, auteurs grecs et latins, pour une imprégnation en douceur) et les visites d’amis (poètes, philosophes, savants, rhétoriciens, harpistes), entourée des tendres soins de son époux, et Dino Egger faisait irruption dans le monde, vigoureux garçon, frais comme l’œil – tonique ++ eût noté la sage-femme sur son carnet de santé – et montrant déjà d’exceptionnelles dispositions pour un garnement de cet âge.

Mais non ! On saute des barrières, on franchit des ruisseaux […].

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 21.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
il

Aujourd’hui, il sort de la forêt de bon matin, un blaireau sur l’épaule. Il descend vers Rouen. Dans la rue, les gens se retournent sur lui : c’est un colosse, un géant. Sous sa tignasse gris-jaune, sourit une tête d’enfant à la peau bien lisse. Ses jambes sont longues et minces, il a des fesses de danseuse et le torse court, étroit et incroyablement épais. Le plus étrange chez lui, ce sont ses mains, qui au bout de jambons démesurés sont d’une telle finesse qu’elles semblent conçues pour de la dentelle. Il avance en chaloupant, et il pue.

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 25.

Cécile Carret, 9 mars 2012
telle

Je préfère ce que dit Céline : quand on est arrivé au bout de tout et que le chagrin lui-même ne répond plus, alors il faut revenir en arrière parmi les autres, n’importe lesquels. Wanda au terme de son périple est assise, un peu tassée, sur une banquette au milieu des autres. L’image se fige, granuleuse, imparfaite. Wanda. Simplement une parmi les autres. Telle, dans le monde ainsi qu’il est.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 149.

Cécile Carret, 16 mars 2012
soleil

Nous n’avions point de chevaux, il a fallu attendre plusieurs heures dans cette cabane, la dernière avant le passage des montagnes ; elle ne renfermait qu’un vieillard ivre qui ne comprenait rien à mes demandes de chevaux et de charrettes, et dont l’idée fixe était de me faire prendre de son tabac dans son horrible tabatière. Je suis sorti pour échapper à cette hospitalité ; je me suis assis devant un chalet sur quelques peaux qui se trouvaient là ; en face de moi, un torrent tombait d’un immense escarpement, une clochette retentissait au loin ; à quelque distance, des vaches ruminaient, couchées sur la mousse mouillée. Il faisait humide et froid, il pleuvait sur les montagnes. Au bout d’une longue vallée, pleine de maigres sapins, s’élevaient des cimes nues ; le soleil les éclairait-il ? Ou seulement leur couleur était-elle un peu plus pâle que celle des cimes environnantes ? J’ai douté longtemps. Je me suis demandé quelle heure il pouvait être, je n’en avais aucune idée, nous avions depuis le matin été témoins de la même désolation, et nul souvenir distinct et varié ne pouvait marquer pour nous les instants ; d’ailleurs ces jours brumeux se confondent avec le crépuscule. J’ai regardé à ma montre, il était six heures. Je n’ai pu m’empêcher de penser tout à coup à Naples et de me dire : « C’est l’heure du Corso ; à présent, les voitures roulent au bord de la mer, sur cette belle plage où est Chiaja ; la gaieté du soir commence à faire retentir Sainte-Lucie, le Vésuve est violet, la mer bleue, verte, étincelante, et le soleil, qui le croirait ? ce même soleil, disparaît derrière le Pausilippe embrasé ! »

Jean-Jacques Ampère, Littératures et voyages. Esquisses du Nord, Didier.

David Farreny, 21 avr. 2013
suspension

Dans les pièces en enfilade jusqu’au Grand Salon traînent les trajectoires sans but des malades, éparses, les arrêts, les stations sans raison : les effondrements soudains de l’intention. Certains trajets, il n’y a que les limites du bâtiment pour les arrêter. Il arrive qu’un pensionnaire reste devant un mur longtemps. On vient le chercher au bout d’un moment. Venez.

[…]

La vie sans heures. Des moments sur les sièges ou les marches du Château, ou sur les bancs autour de la pelouse.

Le salut de la cloche deux fois par jour, ultime radeau où accrocher son corps, irruption du temps des normaux sur cette immensité où le désir se noie. La cloche ponctuelle, fiable et chaleureuse actionnée par un Pensionnaire délégué par René, pleine de la promesse du repas, d’une rencontre organique avec son être.

La confusion du Château, après ceux des contes de fées et les princes dans les livres illustrés.

La vie de château.

Ce Château. C’était la présence impénétrable des Pensionnaires assis ou debout, affaissés dans un coin sur des chaises de collectivité.

Cette suspension étrange de l’accomplissement, cet égarement de la réalisation.

Cette attente absolue. Avec le temps et l’air comme assis sur eux. L’air aussi dense que l’eau, l’air transformé en béton, comme l’eau se transforme quand on chute d’une certaine hauteur.

Le sens caché des gestes, le visage ingouvernable, et devant les regards l’horizon plus lointain que celui de la géographie ordinaire.

La complication du dialogue ; la parole intempestive.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 96.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
pipi

L’auteur de ces lignes participant de toutes ses forces à la surproduction actuelle est sans doute mal placé pour s’en offusquer (ou voudrait-il se débarrasser d’encombrants rivaux ?), mais six cent romans publiés en septembre et octobre, voilà qui paraît légèrement excessif au regard de la soif de lecture de nos contemporains. C’est renverser l’océan sur un buvard puis faire encore pipi derrière.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 36.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
sage

Ne serait-il pas plus sage d’emprisonner plutôt tous ceux qui n’ont encore tué personne ?

Éric Chevillard, « jeudi 11 avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024
abstraite

Aucune brise, et le mystère semble plus vaste. J’ai des nausées de pensée abstraite.

Fernando Pessoa, « 140 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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